Annie, beaucoup d'hommes et de femmes que le groupe Hugo rassemble sont tristes aujourd'hui. Ceux qui sont là, ceux qui n'ont pas pu venir mais pensent à toi, se souviennent, se souviendront de toi toujours.
De toi ils disent combien tes travaux les ont marqués, mais aussi – ces choses là ne se mesurant pas en centimètres – que tu étais une grande dame, c'est à dire plus qu'une intelligence hors pair.
L'idiotie te faisait rire. Tu disais : "c'est complément idiot", et tu riais.
La sottise non. Tu disais : "cet homme est un sot", et tout ton visage se précipitait sur ta bouche, fermée sur le o fermé de sot, et tout était dit sur ce sot passé à la trappe de ton insondable mépris.
La bassesse, la mesquinerie, la veulerie de certains, quand tu daignais en parler, cela finissait toujours par un autre mouvement du visage, lèvres retroussées sur les canines, avec un grondement sourd, qui disait l'envie de mordre.
Mais tu savais aussi sourire, donner ton sourire.
Leçon de vie d'Annie : "il vaut mieux avoir des remords que des regrets".
Leçon de pédagogie d'Annie : "on ne peut pas donner à boire à un âne qui n'a pas soif." Mais pour celui qui a soif, alors tout donner.
Leçon de discipline intellectuelle d'Annie : ne pas se saisir de "bâton merdeux". Ne pas chercher non plus une aiguille dans une botte de foin, ni martyriser les mouches.
Aller à l'essentiel de ce qu'on peut tenir.
Leçon de vie d'Annie bis : ne jamais se plaindre, ne pas se poser en victime, jamais.
Plutôt se battre, la tête haute, résister.
De toi jeune je n'ai qu'une image. Celle d'une fille en robe rouge pétante, juchée sur une meule, laquelle est sur un camion, qui te mène de Lyon au maquis, du maquis à Lyon, pour porter des messages de la résistance.
Quand il faut s'effacer, tu te montres, lettre volée.
"Quand il faut y aller, il faut y aller."
Des petits machos que tu as dû forcément rencontrer à l'université, de ceux qui ont pu croire ne fût-ce qu'un instant, les malheureux, qu'on pouvait te faire avaler des couleuvres, tu ne dis rien ou très peu, juste avec les lèvres retroussées sur les canines, parce que tu as été forte aussi du bonheur que t'ont donné les hommes.
Et je me souviens d'un voyage de Rouen à Paris, tu devais avoir soixante-quinze ans, où tu me racontais de manière torride ton amour pour François, dans un compartiment empli de commis voyageurs qui faisaient piètrement semblant de se concentrer sur les horaires de la SNCF.
Toi tu filais, comme le train.
Des femmes universitaires, j'ai entendu un collègue dire un jour qu'elles faisaient dans la dentelle.
Pas toi, pas vraiment ton truc, la dentelle, plutôt le rouleau compresseur pour aplanir le terrain, le bulldozer (pour se débarrasser des idioties), et la moissonneuse-batteuse, pour la récolte, le foin pour les ânes, ceux qui ont faim et soif.
De la journée d'études organisée à Paris 7 en ton hommage il y a deux ans à l'occasion de la mise au programme de l'agrégation d'Hernani et de Ruy Blas, je me souviens de l'émotion que tu avais suscitée chez les étudiants en leur parlant du bonheur que tu avais eu à enseigner.
De leur admiration aussi, eux pour qui Lire le Théâtre et Le Roi et le Bouffon était cette année-là la Bible et le Coran.
Ces jeunes-là ne t'oublieront pas.
Comme nous nous souvenons aussi des fêtes à Marines.
Des Groupes Hugo à Marines.
Des doctes communications interrompues par tes engueulades avec François sur la cuisson du curry, les amandes qu'il fallait griller pour la glace à la vanille, du champagne qu'il fallait mettre au frais.
La cuisine ressemblait au chemin creux d'Ohain, les chats filaient en haut, c'était terrible et gai.
Gai savoir d'Annie, que tu vas nous manquer.